Publication dossier texte + photos dans GEO Espagne - 10/2022
THAILANDE: LE TOURISME DES ELEPHANTS RECHERCHE SON EQUILIBRE
Entre questions éthiques, positions émotionnelles, recherche scientifique, tradition et contraintes de terrain, la pandémie relance la question complexe de l'équilibre à trouver dans le secteur du tourisme des éléphants. La pandémie pèsera-t-elle dans la balance pour améliorer les conditions de vie des « Thaï Elephants and their people » ?
“Elephant, take me home, to the place I belong, west of Chiang Mai, mountain mama, take me home, elephant”. Dans une forêt bordant un village de l’ethnie Karen, dans la région de Chiang Mai au Nord-Ouest de la Thaïlande, la mélodie de la chanson « Country Roads » vient recouvrir les bruits de feuillage et le son métallique d’une chaîne traînant sur le sol. Chompoo, l’éléphant, est tranquillement en quête de nourriture. Il est suivi de La Dee, son « Mahout », le gardien de l’animal. Employés dans divers camps de la région au fil des ans, l’homme et les 3 éléphants de sa famille ont été contraints l’année dernière de rentrer dans leur village, Huay Pakoot, faute d’emploi.
C’est dans ce village rural, où les conditions de vie se sont paradoxalement améliorées pour ses animaux, que le jeune Thaï souhaite maintenant faire venir les visiteurs, rompant ainsi les chaînes qui le lient aux camps.
C’est dans ce village rural, où les conditions de vie se sont paradoxalement améliorées pour ses animaux, que le jeune Thaï souhaite maintenant faire venir les visiteurs, rompant ainsi les chaînes qui le lient aux camps.
La crise du COVID19 a dévasté un secteur entier de l'économie et des communautés déjà défavorisées. Mais au-delà, ce sont les conditions de vie des éléphants qui ont été bouleversées, pour le pire, et parfois pour le meilleur.
DE MACHINE DE GUERRE A MACHINE A CASH
La Thaïlande est l’épicentre mondial du tourisme des éléphants. Aujourd’hui, le pays accueille environ 7 000 pachydermes, dont la moitié à l’état sauvage dans des réserves naturelles. L’autre moitié est en captivité, et se trouve majoritairement dans des camps et des sanctuaires. L’animal a toujours fait partie intégrante de la culture thaïe.
Capturé à l’état sauvage et exploité en Thaïlande depuis le 13ème siècle, il fut pour la guerre, faisait office d’objet de culte ou était utilisé comme bête de somme, pour l’agriculture et l’exploitation forestière, sous l’impulsion de l’empire colonial Britannique en particulier. On estime que la population des animaux captifs au début du 20ème siècle atteignait ainsi les 100.000 têtes. En 1989, l’interdiction brutale du gouvernementale de ces formes d’exploitation a poussé bon nombre de propriétaires et leurs animaux à s’exhiber dans les grandes villes, en bord de routes. Les accidents se sont alors multipliés, les conditions sanitaires se sont dégradées, jusqu’ à l’interdiction de cette pratique, en 2010. Aujourd’hui, ce sont les camps touristiques qui sont devenus la norme. L’exploitation et l’entretien des pachydermes, se fait maintenant au travers d’activités incluant l'observation, l'alimentation, le bain, la promenade, le riding d’éléphants et différents spectacles.
Parce qu'il n'y a pas de directives ou de normes réellement imposées, chaque établissement gère les animaux en fonction de ses propres critères, ou de ses limites financières. Par conséquent, le bien être des éléphants fluctue considérablement d’un camp à l’autre. L’évolution des mentalités et l’influence des réseaux sociaux ont amené leurs flot de critiques. Touristes et activistes ont émis des prises de position de plus en plus polarisées, allant jusqu’à réclamer un arrêt de toute forme de tourisme en lien avec l’animal. Une perspective incompatible avec les croyances et la tradition Thaï, mais également avec les contraintes de terrain.
« Le problème vient des individus, pas des pratiques »
Dans l’ancienne capitale d’Ayutthaya, au sein du Ayutthaya Elephant Palace and Royal Kraal, Ewa s’occupe d’un programme alternatif avec une poignée d’éléphants trop vieux ou « inadaptés au travail ». L’établissement emploie par ailleurs 80 éléphants dans divers spectacles à connotation historique mais aussi et surtout pour proposer des balades à dos d’éléphants, sa principale source de ses revenus. Une pratique à l’origine de critiques récurrentes.
Pour elle, les mauvaises informations véhiculées par les réseaux sociaux ainsi qu’une forme de “whitesplaining” sont la cause de ces réprobations : “Everybody coming here already have a certain opinion and a romanticized idea of what it should be like. Westerners take over the narrative and are just appealing to emotions to score political points or to feel morally superior, without looking at the ground. […]
Pour elle, les mauvaises informations véhiculées par les réseaux sociaux ainsi qu’une forme de “whitesplaining” sont la cause de ces réprobations : “Everybody coming here already have a certain opinion and a romanticized idea of what it should be like. Westerners take over the narrative and are just appealing to emotions to score political points or to feel morally superior, without looking at the ground. […]
Selon Ewa, il ne faut pas confondre éléphants sauvages et éléphants en captivité. Avec ces derniers, ce serait une cohabitation en bonne intelligence qu’il faudrait rechercher, comme avec les chevaux. Et celle-ci passe par une maîtrise de l’animal. “The fact is, f you are looking at elephants in a domestic situation you need hands on, hands off doesn’t make any sense, and you need to interact with them a lot, if they are not used to it they get more dangerous. All you need is love and bananas, that’s nice and all, but then you end up with dead Mahouts. “
Questionnée sur la question des mauvais traitements, l’Australienne, qui travaillait auparavant dans un zoo, refuse les généralisations : « Whatever the activities, everything you do can be done with positive reinforcement, whether its walking with you in the forest, stand to be bathed, throw a dart or dance, it’s all training. The more complex things, the more you need skills as a trainer to make an elephant respond. You have to put effort into an animal.”
Si des mauvais traitements existent, ce serait avant tout la faute de pratiques individuelles, s’expliquant souvent par un manque d’expérience ou de technique. Tout comme les éléphants, chaque individu est différent et certains sont tout simplement « bad people ». "C'est pourquoi nous plaidons pour l'introduction d'une licence pour les Mahouts", explique Ewa.
Si des mauvais traitements existent, ce serait avant tout la faute de pratiques individuelles, s’expliquant souvent par un manque d’expérience ou de technique. Tout comme les éléphants, chaque individu est différent et certains sont tout simplement « bad people ». "C'est pourquoi nous plaidons pour l'introduction d'une licence pour les Mahouts", explique Ewa.
LA CRISE DU COVID
La chute du nombre de touristes étrangers a lourdement impacté le secteur du tourisme des éléphants. De nombreux Mahouts se sont ainsi retrouvés sans emploi, contraints de rentrer dans leur village, avec leur animal si celui-ci leur appartenait. Or, dans la majorité des cas, c’est le camp qui possède les animaux. Ceux-ci se retrouvent alors sous surveillance d’un Mahout gardant jusqu’à 4 ou 5 bêtes, aux caractères différents. Perturbation émotionnelle, activité et temps de sociabilisation réduits, mais aussi moins d’inspections pour détecter éventuelles blessures et problèmes de santé : les conséquences sur le bien-être et la santé physique des animaux sont réelles. Si certains camps disposent de fonds conséquents, pour beaucoup la perte des revenus touristiques a entraîné une baisse de la quantité et de la qualité de la nourriture distribuée aux éléphants, mais aussi un rognage sur les frais vétérinaires.
Pour faire face, quelques organisations ont mis en place des fonds spéciaux. C’est le cas de la Thai Elephant Alliance Association qui joue désormais un rôle de support pour tout propriétaire d’éléphant en difficulté, en offrant des soins vétérinaires gratuits et en redistribuant de la nourriture.
Les appels aux dons à distance se sont également largement développés, et des shows en live sur les différentes plateformes sont devenues monnaie courante : on peut ainsi y acheter des paniers de nourriture, donnés en direct devant l’objectif, obtenir des vidéos personnalisées, ou encore faire une visite de camp virtuelle.
LE TOURISME AU SERVICE DES ELEPHANTS ?
A plusieurs centaines de kilomètres de là, près de Chiang Mai, Theerapat "Pat" Trungprakan est propriétaire de la Patara Elephant Farm. L’expérience qu’il y propose est similaire à celles de nombreux autres camps dans la région de Chiang Mai : un moment intime avec l’animal dans un cadre naturel. Le programme "Elephant Owner for a Day" permet aux visiteurs de nourrir les éléphants, de les baigner, de les monter à cru et d'apprendre à les soigner.
Pat est un partisan du “Healthcare based tourism”, un compromis qui permet de proposer aux touristes des interactions intimes avec l’animal, tout en servant les intérêts de ce dernier. La baignade et le brossage permettent ainsi de révéler les éventuels œufs d’insectes ou blessures et le trekking de lui fournir de l’exercice. De manière plus globale, les diverses interactions avec l’homme facilitent la mise en place des soins vétérinaires : « lorsque l’animal fait un câlin d’un côté, cela crée une diversion permettant de le piquer avec une seringue de l’autre. Nourrir l’éléphant en lui apprenant à ouvrir la bouche permet d’inspecter sa dentition, et d’une façon générale, pouvoir interagir avec l’animal rendra le travail des vétérinaires plus facile et permettra d’éviter les tranquillisants. »
Réunis en association, la « Thai Elephant Alliance Association », un petit groupe de camps mène des discussions sur l’évolution du secteur et ses bonnes pratiques. Un substitut partiel à l’inaction du gouvernement, peu moteur sur le sujet. L’organisation, dont Pat est le président, met en avant l’importance du tourisme pour la survie de l’espèce et est aussi consciente que de nombreuses personnes sont dépendantes financièrement de ce type de pratiques. En s’appuyant sur les recherches scientifiques, elle reconnait que la plupart des activités sont acceptables pour les animaux, en supposant qu’elle soient effectuées dans de bonnes conditions. Pour le riding par exemple, il faut prendre en compte une multiplicité de facteurs: quel est le poids supporté, la chaise est-elle amortie avec des couvertures ? Combien d’heures par jour l’animal est-il utilisé ? Est-il laissé au soleil ? Se déplace-t-il sur du béton… ?
La TEAA cherche à accompagner la transformation du secteur dans son ensemble et se veut consensuelle. Ni pour un tourisme « d’entertainment », ni pour un positionnement marketing « mélodramatique . En effet, certains camps se revendiquent par exemple du « No hook, No chain », un argument trompeur, souvent utilisé pour justifier d’un positionnement « plus éthique », et suggérant par ailleurs que l’ensemble des camps y ayant recours seraient moins vertueux.
Pour Pat, ce n’est pas parce que l’on s’appelle « refuge » ou « sanctuaire » que l’animal est en meilleure santé. Il est en effet tout à fait possible que l’animal s’y ennuie, qu’il soit nourri avec de la nourriture trop riche causant du diabète, ou encore qu’il soit en manque d’activités physiques ou de contact social.
Pour Pat, ce n’est pas parce que l’on s’appelle « refuge » ou « sanctuaire » que l’animal est en meilleure santé. Il est en effet tout à fait possible que l’animal s’y ennuie, qu’il soit nourri avec de la nourriture trop riche causant du diabète, ou encore qu’il soit en manque d’activités physiques ou de contact social.
« Il y a une grande différence entre les personnes qui prétendent être des activistes des animaux et celles qui en possèdent réellement et qui se donnent pour s'en occuper. […] Bien sûr qu’on ne devrait pas dépendre de l’entertainment, mais il n’y a pas nécessairement de modèle unique, et la question est en fait avant tout de savoir si l’expérience proposée bénéficie ou non à l’animal » affirme Pat.
Ce choix de satisfaire la demande des touristes au travers d’interactions limitées, est celui que semble prendre doucement le secteur, du moins en façade. À ce jour, les conditions de vie de la majorité des éléphants en captivité ne sont pas satisfaisantes, et de nombreuses mesures sont à prendre pour faire évoluer le secteur, parmi lesquelles une certification des camps et des « Mahouts », mais aussi plus d’évaluations scientifiques.
RECHERCHE: QUE SAIT-ON VRAIMENT ?
Le Center of Elephant and Wildlife Research, au sein de la faculté vétérinaire à Chiang Mai University, effectue des recherches dans le but de disposer d’éléments factuels pour déterminer les bonnes pratiques à promouvoir dans l’ensemble de l’Asie.
Les études récentes, basées sur des observations comportementales, des interviews en profondeur ou encore des analyses hormonales, effectuées dans des camps du Nord de la Thaîlande ont démontré que :
- La majorité des éléphants présentent un surpoids, source de stress, lié à un manque d’exercice et une nourriture trop calorique (bananes et sucre de canne offerts par les touristes)
- Les éléphants Thaï ont de meilleures Body Condition Scores que ceux des zoos d'Amérique du Nord et du UK
- Les éléphants passifs dans des programmes d'observation ont des niveaux de stress plus élevés
- Des zones ouvertes en journée et des nuits en forêt ou sous un arbre réduisent le stress par rapport à des abris
- 57 % des animaux présentaient des comportements stéréotypiques (balancements de la tête par exemple), signes d’inconfort présent ou passé
- 15 % de la masse de l’animal portée sur le dos n’a pas d’effet sur de courtes distances (en situation réelle le poids ne doit pas dépasser 10%)
- Des durées de travail et une distance de marche adaptées diminuent le niveau de stress et mènent globalement à un meilleur état de santé.
DETACHER SES CHAINES
Au-delà des considérations pratiques, les opinions sur l’équilibre à trouver divergent entre les partisans des éléphants « de travail » et les défenseurs d’une transformation profonde de notre rapport au monde animal. Liv Baker, comportementaliste et experte en bien-être des animaux sauvages, prône une fin de toute exploitation, qui implique selon-elle nécessairement de la coercition et une certaine forme de violence. « We are proposing a new approach to elephant protection and conservation, with rescue, rehabilitation, and rewilding.
However, the model does not advocate for an end to elephant human relationship. […] Elephants are complex animals, capable of reciprocity within and between species, and in the current state of affairs, there is a need for Mahouts to train and serve as guardians for young elephants. […]
Si la tradition ne peut justifier des pratiques qui perpétuent la violence et l'exploitation, certains savoirs ancestraux mériteraient d'être conservés. Bien avant les pressions exercées sur eux pour qu'ils travaillent dans l'industrie forestière, développée par l'Occident, les tribus Karen et les autres communautés Mahout avaient en effet une longue tradition d'élevage d'éléphants et de protection des forêts. Cela peut représenter un atout dans l'approche proposée. Selon la chercheuse, "les connaissances traditionnelles des personnes qui comprennent les besoins de chaque éléphant peuvent constituer le chaînon manquant pour une gestion harmonieuse des éléphants dans leur forêt natale."
L'objectif semble encore lointain, et la question des sources de revenus et de leur redistribution vers les communautés locales est centrale. Cependant, la pandémie a démontré qu'en temps de crise ce sont les Mahouts qui sont les premiers garants du bien-être quotidien des animaux, avec lesquels ils ont souvent un réel attachement affectif. Donner les moyens à ceux qui sont en première ligne d'offrir les meilleures conditions de vie possibles aux éléphants, pourrait être la clé pour que l'animal ne soit pas considéré comme une simple source de revenus.
Un Mahout heureux fait un éléphant heureux ? : l’adage est simpliste, mais est sûrement le prérequis à un traitement respectueux des éléphants.